Bernard Legay le neguentrope

Texte d'Arnaud VAREILLE

 

La radicalité a cela d’ambigu que celui qui s’en prévaut cède déjà au conformisme de la pose. Nous en avons tant vu sombrer de la sorte dans un pathos kitsch. Bernard Legay est un artiste radical. Rien là d’un effet d’annonce mais la simple résultante d’une posture et d’une œuvre. Tout s’efforce ici de saisir une trace mais ce, sans recours au tracé, sans limite, dans le champ de l’incommensurable défaite de l’art face au réel.

 

            A voir le travail de Bernard Legay, cet effondrement des formes, leur prolifération anarchique et la rivalité des matériaux qui les composent, on songe à quelque phénomène entropique. Perte d’énergie, désordre, essoufflement : le second principe de la thermodynamique paraît des plus appropriés pour décrire l’œuvre. Toutefois, nous y voyons à l’inverse un processus lié à la néguentropie. Bernard le néguentrope, donc. Bernard Legay ne  nie pas la réalité et la force de l’entropie mais il y oppose la lutte à la fois dérisoire et salvatrice du geste créateur. Rappelons que l’entropie concerne les systèmes clos. Ainsi, toute proposition, toute création, tout énoncé une fois formulé suit la voie de sa propre disparition. Or, il s’agit bien d’un processus, force est de constater qu’il contient, à sa source, une part de définitif dans l’affirmation de sa nature. Contre cette affirmation, ce départage(Didi-Huberman) qui achève l’œuvre et lui confère un sens, le travail de Bernard Legay affirme la validité du partage. Partage du sens, partage du temps, partage des responsabilités. Le néguentrope n’a cure d’en terminer avec une proposition, la proposition s’en chargera. C’est là le plus bel effet du recours à la caséine que l’on trouve à l’origine de Respiration de la forêt (1994-1995). En laissant le temps achever les images, l’artiste réfute toute réussite ou tout échec du projet. Le partage est aussi affaire d’humeur nous dira le Journal, s’étirant sur des années, où chaque jour commande à la création d’une toile. Mais la néguentropie de l’œuvre s’exprime avant tout dans la réappropriation des formes par l’artiste qui brise la clôture de l’entropie, ouvre le circuit fermé pour réalimenter le monde. Le réalimenter et non le réenchanter. Il y a loin entre les préoccupations de Bernard Legay et une quelconque vision optimiste et radieuse de l’art, quelque eschatologie consolante de bon aloi. La radicalité s’exprime en cela aussi que l’intervention de l’artiste montre à la fois sa force et sa vanité. L’œuvre fonctionne donc en circuit ouvert. Depuis la variété des techniques employées jusqu’à l’aspect formel des productions. Quelles œuvres, mieux que Les petites pièces d’ombre, peut exprimer ce dialogue permanent des idées et des formes ? Trois toiles accrochées au mur, trois toiles aux formes improbables et pourtant tendues sur châssis. Et d’un noir si noir qu’il troue la paroi. Les petites pièces d’ombre sont un absolu de peinture. Elles n’affirment pas la vertu de la seule matière pour se défaire d’un figuratif déjà évacué ; elles ne jouent pas de la matière et du reflet (peinture d’esthète) ; elles affichent la frontière entre le geste et le réel. Elles sont trois trous noirs qui vident l’espace alentour de sa substance, elles absorbent la lumière mais promettent tous les possibles en retour. « Acrylique, caséine et pigments sur toile tendue sur châssis » indique le catalogue, soit le geste effectif (« acrylique »), le processus en œuvre (« caséine »), l’origine de la peinture (« pigments ») et sa tradition (« toile tendue »). Quatre postulats qui se nourrissant les uns des autres, vont alimenter les productions de l’artiste. La caséine, déjà citée, fera entrer dans l’œuvre le monde dans sa dimension phénoménologique ; le geste du peintre reprenant l’image instituera l’intentionnalité créatrice ; la toile, tendue ou roulée, restera l’indice d’un art qui n’en a pas fini avec son histoire. Réalimenter le monde, c’est aussi tenir compte de son Histoire. Histoire des formes, des idées, des faits. Aucune de ses dimensions ne sera oubliée dans les pages du Journal du1er janvier 1997 où emprunts, citations aux arts et au passé se mêlent dans les effets de matière. Et aujourd’hui encore, L’ampleur du désastre témoigne de l’ampleur de la tâche du néguentrope : absorber le monde (comme la caséine absorbe la lumière) puis le recréer sur la toile ou dans l’espace d’un lieu.

 

            Néguentropiques, les sculptures profuses et informes, aux soubresauts inattendus en fonction, là encore, de l’humeur de l’artiste et du matériau, doivent plus à un phénomène de recomposition que de décomposition. Pas de projet arrêté, pas de nom qui fige le sens et le développement d’une pensée, sculpter est affaire de caprice pour Bernard Legay. Caprice du matériau et de ses lignes, caprice du moment. La disparition énergétique de l’entropie trouve une alternative dans la prolifération du déchet élevé au rang de matériau. Sculptures de seconde main. La mutation du rebus en élan neuf constitue le manifeste ironique de Bernard Legay. La question des matériaux interroge aussi la pratique artistique. Sa dimension sociologique. Qui crée ? Dans quel but ? Et avec quels moyens ? Le néguentrope interroge : que faire ? Créer ou recréer ? Les formes – ironiques – répondent. Car il y a une ironie de la posture, sans doute, chez Bernard Legay.

 

            Le néguentrope tient aussi du misanthrope et du cynique. Rapetasser le réel par l’échange des mots, des souvenirs, le recours à l’Histoire, ne dispense pas d’une forme de cruauté. L’autoscopie que constituent les séries de desquamations et les Efflorescences le dit assez. Toiles séparées de leur peau de peinture. Couche d’épiderme arrachée, gratté, écorchée. Une forme de violence, donc ? De cruauté avons-nous dit. Quelle différence ? La même qui sépare l’artiste poseur devant les affres de la création (le peintre affairé, luttant lyriquement avec la matière dans l’espoir de toucher au vrai) de celui adepte de la radicalité. La violence est spectaculaire, la cruauté pense ; la première tâche de s’emparer du monde sans truchement, la seconde fait écran. La cruauté chez le néguentrope cherche à se saisir non du monde mais d’une forme. Elle a une méthode : faire et défaire la peinture. Défaire pour la refaire et la faire autre, et la faire être. Une couche initiale de peinture n’est semble-t-il rien d’autre qu’un geste convenu. Il y aurait dans le geste du peintre entrant en peinture la même pudeur que celle du poète entrant en poésie. Emprunter une voix, faire un brouillon, ébaucher une œuvre qui prépare à l’œuvre, voici quelques pistes qui s’offrent à celui qui écrit. Bernard Legay fait une peinture avec des morceaux d’une autre peinture et cette peinture accède au rang d’œuvre. Comme si l’œuvre nécessitait pour advenir l’énergie perdue de quelques autres. Champ ouvert contre forme close de la toile entropique, recyclage contre fixité, proto-œuvre contre chef-d’œuvre, le néguentrope par son geste produit une œuvre sans origine, sans commencement ni fin. Les Efflorescences disent encore autre chose de la peinture, pratique si souvent répudiée au prétexte de son épuisement. Elles questionnent la chair même, à la fois en termes phénoménologiques et corporels. Le misanthrope n’empêche pas le monde d’être ni d’être soi-même sous le regard d’autrui, au double sens de s’y trouver scruter et d’y exister. Les desquamations répondent à cette violence par la cruauté faite à la chair de la peinture. La double opération de dépouillement/recollement n’est rien d’autre qu’une recomposition du jeu des regards. Dans cet enveloppement généralisé que produit la peinture, le spectateur est piégé dans la toile. Dans celle du néguentrope se dit doublement le piège : celui qui voit ne voit pas l’œuvre mais le proto-œuvre reconstitué en œuvre, c’est-à-dire la béance du réel, ce moment qui, entre les deux moments de décollement/recouvrement, a creusé le sens de l’œuvre, a interrogé la puissance créatrice du geste inaugural pour le démentir par l’action secondaire. Cette articulation entre l’image première et la seconde révèle l’être de la peinture : produire non une représentation mais une pensée de la représentation. Et si elle est cruelle c’est, que d’une part, nous attendons habituellement de l’art qu’il nous console et, que, d’autre part, cette peinture a partie liée au corps, au corps de la peinture via cette peau, forcément abîmée parce que coupée, ridée, brûlée. Pourtant cette peau n’est autre que l’interface entre la représentation et le monde, un interstice, un artifice pour nous faire percevoir ce qui, pour toujours, nous sépare de toute fusion avec le monde : notre propre enveloppe charnelle. L’autoscopie est donc exploration de la chair, retournement du contenant comme pour mieux faire adhérer son contenu au réel par la magie de l’inversion. Elle dévoile alors sa part la plus cruelle en nous faisant prendre conscience de l’échec d’une telle entreprise. Les desquamations n’ont pas court-circuité le symbolique. Elles l’ont simplement, pour un instant, rendu palpable, durant ce moment de flottement où la peinture initiale fait le vide et cède la place à sa recomposition. Ce faisant, elles nous ont rappelées à notre dignité tragique.

 

Arnaud VAREILLE