Post pintura animal triste

Texte de Philippe GODDERIDGE

 

Un soir j’ai assis la beauté sur les genoux – et je l’ai trouvée amère – et je l’ai injuriée A.R

 

Tout arrivera car tout est arrivé … les tremblements de notre impossibilité à vivre autrement qu’avec la présence constante d’une histoire irrémédiable. Les peintures ne portent que ce qu’on ne peut en dire : la réalité de nos peurs, l’arrachement de soi.

J’ai vu les craquements, j’ai vu les sédiments lourds accepter le vent et la pluie, et partir en  lambeaux. J’ai vu le soleil tenter de fixer les pigments …devant la maison … c’était un dimanche les draps étaient sortis. On parlait alors de peindre la toile,  de déliter les couches délivrant des dessous bouillonnant …d’enterrer les couleurs.

La peinture ici accompagne le drame, elle sort pourtant d’une énergie vitale impossible à taire, impossible à contenir : tout pousse sur le terreau des morts, tout déborde : ça grouille sous la peau. Peindre c’est couvrir et recouvrir, par intuition, par instinct peut-être, dans une lenteur inouïe qui dépasse de loin le rythme de nos jours… La peinture naît la nuit, au moment du refus – le refus d’adhérer fait craquer les vernis – elle pue comme sentent nos tripes, elle pue de sa transformation, elle pue des avenirs douteux, étrangère à toute conservation, et s’expose alors entre deux catastrophes… Loin de nous envahir, le format choisi (« figure », forcément) incite au repli, au tête à tête, à l’intime lecture, et dedans sans fards les nacres séminales éclairent le rose – jaune éteint d’une peau déjà froide. Le vert lourd des forêts, couvrant un rouge glaireux, s’étale sans pudeur sur les estrans tissés, exhalant le souvenir acre des corps désemparés qui s’aiment au matin. La peinture sent la sueur amoureuse, et brille de tous ses flux déposés avec lucidité… et mélancolie aussi : pendue au mur elle « pue du cul » et met au jour, dans le silence la brutalité de nos histoires.

 

C’est pourtant la nécessité d’apparaître au monde qui l’a faite  naître, mais d’apparaître telle qu’elle est : nue de tout espoir séducteur. Et plus elle s’épaissit, plus elle s’offre en fragilité, prête à se décrocher, à tomber des murs, à vivre en résidu…

L’œuvre se construit de la matière même, acceptant le risque de ne jamais tenir. Pourtant régulièrement apparaissent des fantômes, les figures oubliées… enracinant les toiles dans l’expérience et montrant par exemple une volonté de vivre coûte que coûte. (Mais même en cette figuration, on est plus proche des draps exposés après les noces que de  la sainte image)… Puis les mots se révèlent, sortent de la couleur, accompagnés de toute leur cohorte d’images. Mais ceux-ci ne nous apaiseront pas : ils sont les mots du mal, ils nomment, précisent la cible, écrivent nos douleurs. Les mots viennent des autres, du monde du dehors. Ils nous submergent de leur puissance évocatrice, et nous disent la laideur. .. Reste alors les étoiles, au firmament des panthéons : le chevalet du peintre et les deux Pictoris… guides éclairés de nos nuits achromes.

 

« Aller au bout de la peinture » me dit-il, comme on dirait « au bout de soi », là où seule s’illumine la lumière des entrailles. Rependre l’île des morts ! Redire la nécessité … Peindre c’est se dépeindre, et planter ça et là quelques mousses, qui lentement tapisseront leur couleur d’une présence rudérale… Les squames aussi resserviront, comme tous les détritus. La beauté vient toujours des rebuts, des laissés pour compte… Tout alors est regardé : la peau de nos morts, la tripe et les déchets… Tout devient l’outil d’une ultime lecture, le bruit d’un cri assourdissant : la révolte face à l’outrage.

 

Mais écrire la peinture c’est déjà la trahir, c’est la contourner, alors qu’effrontément, dans l’atelier, elle me fait face avec une franchise absolue, une vérité obsédante qui, sans concession, m’arrache les peaux mortes des yeux. Enfin, cette peinture me fait voir.

 

Philippe GODDERIDGE - janvier / février 2011